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À l’abordage des pirates : À propos du jugement du Tribunal de grande instance de Pontoise du 2 février 2005
RLDI 2005/3, n°80
Franck MACREZ

Première publication : mars 2005.
Article reproduit avec l'aimable autorisation des Editions Lamy.

Par jugement du 2 février 2005, le Tribunal de grande instance de Pontoise condamne un internaute qui s'était constitué une collection de disques de musique au format mp3, grâce à un logiciel d'échange de fichiers (peer to peer). La décision de condamnation, logique en son principe mais critiquable dans ses modalités, participe à l'évolution nécessaire de la situation juridique des réseaux « peer to peer ».

« Le piratage nuit à la création artistique » (LCEN, art.7). L'emploi du mot est inédit dans l'ordre juridique : il s'agissait jusqu'à une époque récente de « brigandage maritime consistant à commettre, à des fins privées, des actes de violence contre les personnes ou les biens » (G.Cornu, vocabulaire Capitant, PUF). Par analogie, dans le langage courant du monde informatique, « pirater » désignait l'acte de pénétrer un système malgré ses protections, ce qui renvoyait le juriste à la loi Godfrain. L'emploi actuel, médiatique, investit les droits de propriété intellectuelle et désigne la contrefaçon ainsi que l'utilisation des réseaux « poste à poste » (peer-to-peer ou P2P) sur Internet, dans leur fonction d'échange de fichiers (sur le P2P envisagé globalement, v. P. Andrieu, « Peer-to-peer », <http ://encyclo.erid.net/document.php?id=314>).

A. O. comparaissait devant le tribunal correctionnel de Pontoise, pour « contrefaçon par édition ou reproduction d'une oeuvre de l'esprit au mépris des droits d'auteur », pour avoir « gravé et téléchargé en entier ou en partie, 614 albums de musiques sans respecter les droits d'auteur et notamment la SACEM, la SDRM et la ASPPF (...) » (sic). Ce professeur utilisait en effet le logiciel DC++ (client du réseau Direct Connect), fonctionnant par biais de « hubs », salons de discussion et d'échange de données regroupant des utilisateurs qui partagent un centre d'intérêt commun (style de musique, de films...). L'impression d'une défense peu convaincante laissée à l'audience du 15 décembre 2004 s'est confirmée : condamnation du prévenu à 3 000 euros d'amende et 10 200 euros de dommages-intérêts, en plus des frais de procédure et de publications judiciaires.

Le sujet fait débat, et les quelques procès « pour l'exemple » sont très médiatiques. Ce facteur n'est certainement pas étranger à d'étonnants développements du juge, sociologiques et moralisateurs : Internet « s'est développé sur une incompréhension lourde de conséquences », « nombre d'internautes ont considéré ou cru qu'il s'agissait d'un univers, lieu de liberté où les règles juridiques élémentaires ne s'appliquaient pas », et qu'ils devaient « prendre conscience notamment de la nécessaire protection des droits des auteurs ».

Sur un plan plus juridique, il faut s'intéresser à la justification de la solution de ce jugement (I), relever les critiques qu'il peut susciter (II) pour imaginer les évolutions possibles du statut juridique du système d'échange de fichiers (III).

I. Une solution justifiable

L'argumentation de la défense (A) n'a pas résisté à l'examen des faits de l'espèce (B).

A.– L'argument de la défense

La défense du téléchargeur se fondait sur une interprétation littérale de l'exception de copie privée. L'article L. 122-5 du CPI dispose : « Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : (...) 2º Les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective. » La mise en oeuvre de cette disposition pour les copies en ligne est délicate : à strictement examiner le texte, le téléchargement en lui-même constituerait un acte de copie privée. Il n'est pas susceptible d'être qualifié de contrefaçon tant qu'il reste réservé à l'usage privé du copiste.
Le contrefacteur serait donc exclusivement celui qui partage sur le réseau une oeuvre protégée : à défaut de preuve de cet acte de diffusion, la copie semblerait devoir entrer sous le coup de l'exception. Le TGI de Rodez avait ainsi pu prononcer une décision de relaxe en estimant que des reproductions venant d'Internet « destinées à un usage personnel et privé et (...) ne s'inscriv[ant] pas dans une démarche de vente ou d'échange » relevaient de la copie privée à défaut de « preuve d’un usage autre que strictement privé » (TGI de Rodez, D. 2004, Jur. p.3132, note J. Larrieu).

B.– Le téléchargement en émission, une contrefaçon

La preuve de l'usage strictement privé n'est pas rapportée dans cette affaire. Le téléchargeur, après avoir déclaré dans un premier procès-verbal avoir partagé ses fichiers, affirme ensuite avoir toujours désactivé le partage. Cette volte-face, qualifiée de « fort maladroite » par le juge, n'était de facto pas crédible : le système de « hub » du réseau Direct Connect impose des ratios de partage, fixés par l'administrateur de chacun de ces « salons ». C’est d'ailleurs parce qu’il offrait la plus grande liste de fichiers en partage (représentant « 30.000 giga » - sic - selon le juge) que les gendarmes se sont intéressé à celui qui avait pour pseudonyme « Altapunkz ». La défense du prévenu consistait à affirmer qu'il avait leurré le système et qu'il ne mettait à disposition que la liste des fichiers, non les fichiers eux-mêmes, « uniquement pour céder aux ordinateurs des autres internautes ». On comprend bien que ces explications n'aient pas emporté la conviction du juge, qui retient logiquement la « communication de l’œuvre au public des internautes par télédiffusion ».

Il n'est de plus pas certain que l'argumentation de la défense aurait prospéré en l'absence de preuve du partage : la condamnation intervient à la fois pour « téléchargement (...) et mise à disposition ».

II. Une décision critiquable

La question de l'origine de la copie (A) est implicitement tranchée par le juge, alors qu'il faut déplorer une confusion avec la copie de sauvegarde (B), et qu'on peut s'interroger sur la méthode d'évaluation des dommages-intérêts (C).

A.– Le téléchargement en réception, une contrefaçon ?

La « formule complexe [de l'article L.122-5] aurait gagné à être clarifiée, d’autant plus que les travaux préparatoires ne contribuent pas à en préciser le sens et la portée » (Desbois, Le droit d’auteur en France, Dalloz 3e éd., 1978, n° 242, p. 306). La question de la licéité de l'origine de la copie est une bonne illustration de ce propos.

Le téléchargement via un système d'échange de fichier, même s'il reste strictement réservé à l'usage privé de l'internaute, provient nécessairement d'un acte illicite de téléchargement en émission : il est du principe même d'un système d'échange de fonctionner sur le partage. Acte de mise à disposition évidemment illicite puisqu'il « favorise l'utilisation collective » (TGI Paris, réf., 14 août 1996, JCP 1996, II, n° 22727, note Olivier et Barbry, JCP éd. E 1997, I, n° 657, n° 24, obs. Vivant et Le Stanc) des reproductions.

La condition de la licéité de l'origine de la copie est considérée comme logique par certains (C. Caron, obs. sous TGI Vannes, 29 avr. 2004, Comm. com. électr. 2004, p. 27, n° 86; A. Robin, Légipresse, n° 215, oct. 2004, p.180 s.; Y. Gaubiac et J. Ginsburg, « L'avenir de la copie privée numérique en Europe », Comm. com. électr. janv. 2000, p. 9). Le juge qui retient le « téléchargement » pour caractériser l'élément matériel, alors que la mise à disposition aurait suffi, paraît vouloir trancher en ce sens. Il nous semble pourtant que c'est ajouter une condition à la loi (Ubi lex non distinguit...), ce qui est particulièrement grave en matière pénale (J. Larrieu, « "Peer-to-peer" et copie privée », préc.), et à notre avis totalement impraticable pour la copie privée numérique hors-ligne, à moins de la restreindre à une copie de sauvegarde. C'est ce que fait le juge dans notre espèce.

B.– La confusion avec la copie de sauvegarde

La confusion entre copie privée et copie de sauvegarde est très fréquente dans l'esprit du « grand public », qui a en conséquence une perception sévère du droit d'auteur. Elle est plus inquiétante sous la plume d'un juge, qui relève que « (...) les originaux des 185 CD gravés ne se trouvaient pas au domicile d'A O, ce qui en soi permet d'établir la prévention ». Exiger qu'il faille être propriétaire de l'original revient à prendre pour référent le régime de la copie de sauvegarde, propre au logiciel. La détention d'un exemplaire original n'a jamais été une condition pour réaliser légalement une copie à des fins privées. La solution contraire remettrait non seulement en cause l'idée même de copie privée, mais ferait de plus s'interroger sur le fondement d'une redevance sur les supports vierges aujourd'hui en vigueur.

Cette redevance sur les disques compacts enregistrables avait d'ailleurs été acquittée par le prévenu : l'intégralité des fichiers musicaux en cause reposaient sur 185 disques compacts gravés, ce qui peut amener à s'interroger sur la méthode d'évaluation du préjudice subi par les sociétés plaignantes.

C.– L'évaluation des dommages-intérêts

L'appréciation du montant de la réparation est particulièrement délicate. 10 200 euros d'amende pour 10 000 fichiers téléchargés : on pourrait penser que le juge a retenu le prix moyen d'un fichier mp3 vendu en ligne (1 euro). Ce mode de calcul traduirait une conception pour le moins originale du préjudice que peuvent subir les sociétés de gestion collective, et ferait en outre abstraction de la redevance pour copie privée, appliquée aux supports vierges et perçue par elles. Il vaut donc mieux considérer, à notre avis, que c'est l'acte de mise à disposition qui donne prise au préjudice réparable, bien qu'il soit techniquement impossible de l'évaluer quantitativement. L'élément « téléchargement » est en conséquence aussi inutile pour la qualification de contrefaçon que pour la réparation civile du préjudice subi.

En définitive, le juge fait « une application très modérée de la loi pénale » : 3 000 € d'amende avec sursis et pas d'inscription au casier judiciaire pour l'enseignant. Mais il inflige en réalité une véritable peine privée (S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, T. 250, 1995) par l'importance des dommages-intérêts, qui relèvent de son appréciation souveraine.

Les interrogations sont nombreuses et il faut se demander quelles sont les évolutions possibles du statut juridique du téléchargement.

III. Les évolutions possibles

La tentation de l'interdiction totale ne nous paraît pas réaliste (A), et il faut envisager les moyens rendant possible un rééquilibrage (B).

A.– L'irréaliste interdiction totale

La Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 insère, par son article 5-5, le « test en trois étapes » issu de la Convention de Berne et de l'accord sur les Adpic. Il semble clair que la pratique des systèmes d'échange de fichiers n'y résisterait pas en l'état actuel des choses (v. P.Sirinelli, Propr. int., juill. 2004, n°12 p.782). Mais le fondement des restrictions au monopole peut aussi être découvert dans les droits fondamentaux (C. Geiger, « De la nature juridique des limites au droit d'auteur », Propr. int., oct. 2004, n°13, p. 882, spéc. p.887), et il est vraisemblable qu'on ne pourra pas éviter de poser le débat en ces termes à l'occasion de la discussion du projet de loi de transposition en droit français.

La protection juridique des mesures techniques de protection constitue un autre moyen de limitation des possibilités de copie. Permettant la constitution d'un nouvel ordre juridique au profit des industries culturelles (R. Hilty, « L'avenir du droit d'auteur dans le "dilemme numérique" », RLDI 2005/1 n°42, p.51), la question de leur interférence avec le droit positif se pose au juge sur le fondement du droit du consommateur (v. en dernier lieu l'assignation de Sony et Apple par l'UFC pour « tromperie et vente liée », du fait de l'absence d'interopérabilité des mesures techniques), mais ne saurait être totalement ignorée du droit d'auteur (v. A. Latreille, « La protection des dispositifs techniques : entre suspiscion et sacralisation », Propr. int., janv. 2002, n°2, p.35; G. Vercken, « La protection des dispositifs techniques : recherche clarté désespérément », ibid., p.52). Le Conseil de la concurrence (Conseil de la concurrence, 9 novembre 2004, VirginMega c/ Apple Computer France, <www.juriscom.net>), de son côté, nous explique dans le détail comment contourner le dispositif technique de Microsoft utilisé par VirginMega. La réaction des « systèmes techniques » ne doit pas à notre avis être mésestimée. La condamnation de Napster en tant que système centralisé avait laissé rapidement la place aux systèmes décentralisés que l'on connaît aujourd'hui (Kazaa, e-mule, Bittorent...). La situation actuelle amène le développement de nouvelles techniques rendant difficile l'identification des internautes (p.ex. le réseau MP2P) : comment, par exemple, appréhender le peer-to-mail? Émergent aussi des systèmes dont l'illégalité sera difficile à établir : ainsi du programme StationRipper qui enregistre les flux des webradios.

La décision commentée peut néanmoins avoir, médiatisation aidant, l'effet psychologique escompté, incitant les internautes à délaisser les systèmes actuels pour les offres commerciales de téléchargement aujourd'hui naissantes. Celles-ci ont vu en 2004 décupler le nombre de morceaux vendus (Digital Music Report 2005, IFPI, <www.ifpi.org>), la campagne active d'assignation des utilisateurs par la RIAA menée depuis juillet 2003 aux États-Unis n'y étant certainement pas étrangère. Mais la fréquentation globale des systèmes peer-to-peer est, elle aussi, en hausse (OCDE, Perspectives des technologies de l'information, 2004), et c'est sans doute une recherche d'équilibre qu'il faudra mener.

B.– La recherche de nouveaux équilibres

Le juge américain, dans l'affaire Grokster, a déjà affirmé la nécessité de respecter une grande prudence (US Court of appeals, 9th circ., MGM... c/ Grokster, 19 août 2004, Comm. com. électr. oct. 2004, n° 203, obs. P. Kamina.) :« l'histoire enseigne que le temps et les forces du marché aboutissent souvent à un équilibre entre les intérêts en jeu, que la technologie concernée soit le piano mécanique, le photocopieur, le magnétophone, le magnétoscope, l'ordinateur personnel, l'appareil de karaoké, ou un lecteur MP3. Aussi est-il avisé pour les tribunaux d'agir avec prudence avant de bouleverser les théories de la responsabilité dans le but de traiter certains abus spécifiques du marché, en dépit de leur apparente importance actuelle. » En termes de modèles économiques, l'interdiction totale et effective du P2P constitue une hypothèse d'évolution parmi d'autres (v. l'étude menée à la Harvard Law School, Five Scenarios for Digital Media in a Post-Napster World, disponible à <http ://cyber.law.harvard.edu/>). Certains considèrent que le disque compact est une technologie obsolète (Édouard Barreiro, Association Doctorale Marchés et Organisations, février 2005, <www.ratiatum.com>) et le mercaticien aura certainement son rôle à jouer (v. p.ex. A. Martin, The Entertainment Industry is cracked, Here is the Patch!, éd. Publibook, 2004, que l'on pourra bientôt lire en français).

Autre piste, non exclusive de la précédente : la licence légale, préconisée par l'Adami et induisant une extension de la redevance copie privée. Mais le chantier est vaste : les modalités (assiette, taux) restent à discuter. Les systèmes de gestion des droits souffrent d'une totale absence d'interopérabilité et les solutions techniques restent très partielles. La redevance tend à devenir aveugle, se « forfaitariser » (P. Gaudrat et M. Vivant, « Marchandisation », in été intellectuelle et mondialisation, Dalloz coll. Actes, Paris, 2004, p. 31, spéc. p. 44), se muer en un véritable impôt : l’extension des licences obligatoires implique la fixation de la redevance par le Parlement et non plus par la commission ad hoc (v. la proposition du rapport Migaud sur la rémunération pour copie privée : « Seul le Parlement peut légitimement décider de l'ampleur du prélèvement. »). Fondamentalement, le caractère exclusif du droit d'auteur est ici en question (P. Gaudrat et M. Vivant, ibid.; V.-L. Benabou, « Puiser à la source du droit d'auteur », RIDA avril 2002, n°192, p. 3, spéc. p.63) et il faudra, dans les discussions qui doivent nécessairement avoir lieu, « vérifier que le droit d'auteur dans ses nouvelles manifestations continue à répondre à la finalité sociale qui lui est assignée. » (V.-L. Benabou, ibid., p.9)

Navire « pirate » abordé mais non sabordé : la navigation, dans les mois qui viennent, se fera au jugé...